Sacha stellie; La vie rayée

Chapitre 10

Un mardi soir comme les autres

 

 

Vivienne et Paul-Ely échangeaient sur l’évolution des attentes des femmes au fil du temps tout en épluchant des navets ronds. Elle était d’accord avec lui, les attentes avaient bel et bien évolué. Il fut rassuré.

Lola était recroquevillée sur le canapé, appuyée contre l’épaule de Julien. Elle lui faisait voir, sur son iPhone, les dernières photos de la maquette de son prototype.

    Tu sais le p’tit con qui m’emmerde à chaque réunion dont je t’ai parlé ?

    Ouais…

    Il a un nom pas possible !

    Envoie.

    Camille Fortune !

    Ah ouais… Tu me diras, c’est mieux que Gérard La Guigne !

Ils ricanèrent comme des mômes au milieu des coussins.

    Qu’est-ce qui vous fait vous bidonner comme ça, les nains ? s’agaça Pauly qui pensait qu’ils auraient pu filer un coup de main en cuisine plutôt que de glousser comme des benêts.

    Et l’autre jour à La plage, j’ai rencontré une nana qui s’appelait Natacha Colère, space aussi, non ?

    T’es allée à la mer quand, toi ? demanda Vivi.

Ils pouffèrent de plus belle.

    Mais non, pas à la plage à la mer. À La plage, le café, rue de Charonne.

    Aaah… fit semblant de comprendre Vivi.

    C’est une fixette chez toi, les noms, faudrait vraiment que tu consultes, Georgette !

Julot n’appelait Lola par son prénom que pour lui signifier un sujet sérieux. Ou un mécontentement. Le reste du temps, il se pliait à son dictat, celui qu’elle avait essayé d’imposer à tous depuis son arrivée dans la famille : en changer. La petite fille de quatre ans qu’ils avaient récupérée en bien mauvais état avait un réel souci d’identité. Elle haïssait son prénom. Après avoir soutenu à l’école qu’elle s’appelait Mylène une bonne année, elle était passée à Naomi, puis avait surfé sur un Tiphaine quelques temps pour finalement achever sa primaire en tant qu’Anaïs. Ce ne fut qu’en sixième que cette marotte lui passa.

    Parle à mon cul… s’impatienta Pauly.

    Et attends, la meilleure, le Camille en question, il m’appelle Laura !

    La fille de Johnny ou la niaise avec ses couettes qui se casse la gueule en cavalant dans la prairie ? Ça doit pas te déplaire, ça ? Hein, Miss Ingalls !

Pichenette sur le nez.

    C’est pas faux…

    Et pourquoi il t’appelle Laura ? C’est toi qui lui as demandé ?

    Ça va pas, non ! Je lui demande rien à celui-là ! Non, c’est juste qu’il a voulu se la jouer genre, j’suis hyper fort, je me rappelle de votre nom, sauf que c’était pas le bon !

    Et tu lui as pas dit ?

    Non, ça me fait marrer.

    T’es vraiment une garce !

    Oui, c’est pas très sympa, Lola, le pauvre, imagine quand il va s’en rendre compte…

C’était plus fort qu’elle, Vivi ne pouvait pas s’empêcher de défendre la terre entière même si elle n’était pas concernée.

    Ça vous arracherait un bras de venir nous aider au lieu de palabrer ? bouilla Pauly.

Ils feignirent la surdité. Lola poursuivit :

    L’autre jour, je me suis retrouvée toute seule avec lui  une heure dans une salle d’attente pourrave au fin fond du 95 à attendre un rendez-vous qui a mis mille plombes à venir ! Une heure, putain !

    C’est beaucoup une heure… approuva Julot. Le mec faisait un concours avec toi sur la ponctualité ?

    Pfff, n’importe quoi ! Vas-y comme si j’avais une heure de retard ! L’autre, carrément une heure… Pourquoi pas deux, non plus ?

    Oui, oui, je confirme, parfois c’est deux, adhéra Pauly qui coupait avec application ses navets en rondelles translucides. Quand vous voulez les gars pour l’aide, hein, surtout, tranquille, prenez votre temps…

    Deux heures, vas-y, quand ? s’indigna Lola en balançant les bras dans les airs, t’es gonflé ! En plus, je fais super gaffe avec toi vu que t’es maniaco-pendulaire !

    La fois où l’on devait aller à la conférence sur Oscar Niemeyer[1] à la Villa Frochot… Et ta phrase ne veut rien dire, quand on invente des mots composés le but c’est d’ajouter un petit quelque chose au sens initial, pas d’avantager son interlocuteur. Sinon on perd toute crédibilité. Maniaco-horaire à la rigueur, si c’est pour notifier que je respecte des horaires définis.

    Ah ouais ok, mais là, c’est pas pareil, j’avais crevé. C’est nul de prendre ça en considération. Et j’étais en rade de batterie évidemment, tu penses ! Si j’avais pu te prévenir, ça n’aurait pas été drôle… Mais, tu vas me le ressortir combien de temps ? C’est lourd. T’es rancunier, en fait ?

Elle hochait la tête comme les chiens à l’arrière des voitures. La bouche de travers, elle ajouta :

     C’est moche. C’est super moche… Tu sais quoi ? C’est carrément mesquin !

    Et alors, t’as fait quoi Nelly Olson dans ta salle d’attente ? demanda Julot dans un mouvement de rotule.

    Ben, j’ai vidé son sac à main.

    Il s’appelle Camille et il a un sac à main ? J’ai hâte d’entendre la suite…

    Sa besace, si tu préfères. On parlait de mon projet OLED, il me demandait comment l’idée m’était venue, je lui expliquais que ce serait plus pratique pour trouver les trucs dans les sacs des filles et lui disait que… Bref, on s’en fout, c’est pas ça l’important.

Lola gomma de sa main droite ce qu’elle venait de dire pour essayer d’être claire et reprit comme si elle délivrait le scoop du siècle :

    Le mec dans son sac, il a une boîte en métal qu’il appelle sa boîte à devoirs. Dedans, il note les trucs qu’il doit faire absolument sur des bouts de papiers et il les tire au sort dans la journée pour : 1/ pas oublier et 2/ se forcer à les faire ! Il se définit comme procrastinateur professionnel. C’est pas barré, ça ?

    C’est malin surtout, commenta Vivi la tête dans l’évier.

    Moi, je trouve que t’en parles beaucoup de ce mec… T’es amoureuse ou quoi ? s’essaya Julot dans un grand coup de coude dans l’épaule.

    T’es malade !

    Encore faudrait-il qu’elle sache ce que c’est que d’être amoureuse… souligna Pauly en se débarrassant des épluchures dans la haute poubelle en fer blanc.

    Tes commentaires vieux schnock, on s’en passe ! lui cracha Lola.

    Ah parce que tu as déjà été amoureuse ? Raconte, c’était comment, ça fait quoi ? l’interrogea Pauly.

    Oh oh ! Doucement tous les deux, c’est bon là ! On ne pourrait pas passer un mardi soir sans que vous vous engueuliez ? Vivienne s’essuya les mains sur le torchon rouge et blanc accroché à la cuisinière.

Pauly et Lola levèrent le nez, se jaugèrent et protestèrent en cœur :

    On s’engueule pas, on discute !

Ils se sourirent un long moment, le menton dressé comme pour se féliciter respectivement pour cette belle rencontre.

    Lola, viens ouvrir le confit plutôt ! ordonna Vivi. Et toi Julot, débouche le Madiran que j’ai posé sur le radiateur.

    Oh non, Vivi, tu merdes, bougonna Julot. Pas sur le radia, je t’ai déjà dit, tu les flingues les pifs à faire ça. Tu peux pas les monter la veille ?

    Oui bah, je vous signale qu’hier soir à minuit, on en était encore à hésiter entre le poulet aux écrevisses et le plateau de fruits de mer ! Donc, excuse mais je ne suis pas devin, moi ! Et c’est toi qui a insisté pour le confit !

Julien se leva, attrapa la bouteille et en ouvrant le tiroir à couverts pour attraper le tire-bouchon, embrassa sa sœur sur la joue et lui glissa à l’oreille :

    T’es un amour… Merci. Mais tu merdes !

Elle se cotonisa et lui adressa un faux coup de pied dans le tibia.

     Oui, j’ai déjà été amoureuse ! lâcha Lola.

Pauly en fit tomber son couteau. Vivi et Julot essayèrent de garder leur sérieux.

    Il s’appelait Thomas Peletier. Il était aussi beau que con. Je l’aimais parce qu’il avait un super blouson. Je le trouvais trop classe. C’était en CM2.

    Ma pauvre fille… souffla Pauly en jetant ses navets dans une sauteuse.

    Sans déconner, Liz Taylor, avoue, il te plaît le Camille machin ?

Elle se leva pour aller chercher un ouvre-boîte, se colla à Julot, porta la main à sa bouche et lui glissa à l’oreille : « Il a un super beau petit cul… »

    Ah NON, hein ! haussa le ton Vivi. Pas de messes basses ! Ça, je ne supporte pas et vous le savez. Lola, ouvre ta boîte et Julien mets le couvert, s’il te plaît.

Ça y est, ils avaient à nouveau huit ans. Lola protesta :

    Mais si je te le dis à toi, tu vas encore hurler au scandale…

    Quoi ? Il a un beau cul et tu te le taperais bien ? proposa Pauly.

Lola se mit à écarquiller les yeux et à sautiller en mimant un ballon rond avec ses mains.

    Oh là là, si tu voyais ça… Un petit cul bien musclé, bien serré, qui frétillait dans le couloir là… J’suis sûre, il faisait exprès !

    Tu es une obsédée ! soupira Vivi, tu es irrécupérable... Bon stop ! A moi maintenant, si je peux en placer une. Parce que moi aussi, j’ai une histoire de nom à coucher dehors !

Julien du bout de son index fit signe à Vivi d’attendre avant de commencer son récit. Il sortit quatre verres à pieds du placard vitré et servit le Chablis mis au frais depuis la veille, celui-ci.

Il leva le bras et invita Lola à porter un toast.

    A eux et aux noms à coucher dehors !

    Aux noms à coucher dehors !

Et Vivi raconta.

Son idée de refaire ce qui fut jadis leur salle de jeu au deuxième et qui était devenu, depuis plusieurs années maintenant, son atelier. Sa prime de Noël, le devis trop cher et la visite la veille du séduisant entrepreneur du cabinet.

Elle avait toute leur attention. On entendait même le tic-tac de la pendule de Papa dans l’entrée. Quand elle eut fini de mettre en place tous les détails de l’histoire, qu’il était gentil, qu’elle avait envie de faire du gris clair et du blanc coquille d’œuf, qu’elle pensait même poncer le parquet pour donner encore plus de clarté à la pièce… Qu’elle s’était sentie un peu gênée quand il lui avait annoncé plus de la moitié du premier devis, elle se demandait s’il ne lui faisait pas une fleur, elle ne voulait pas le voler tout de même sous prétexte qu’il était gentil… Et puis en plus, il pouvait lui faire ça dans le mois, ce serait vraiment bien, depuis le temps qu’elle en rêvait. D’ailleurs s’il faisait ça en mars, ça voulait dire que pour le voyage, il faudra attendre avril. Il fallait qu’ils parlent du voyage à ce propos, elle l’avait noté hier justement…

Lola eut du mal à tenir mais elle se tut. Vivienne ne parlait pas souvent d’elle. Vraiment d’elle. Elle en profita pour mettre les cuisses de canard dans un grand plat et le glissa au four thermostat sept. Elle se bouffa les petites peaux des doigts pour distraire sa bouche pendant le placement du décor. Parce que tout ça, ils s’en fichaient, même du nom à dormir dehors, ils s’en moquaient. Eux ce qu’ils retenaient, c’était qu’elle avait invité le mec qui la faisait roucouler à la maison. Et ça, c’était du lourd !

Julien lui, avait croisé les bras sagement et s’était solidement planté sur ses jambes pour patienter.

Et Pauly s’était souvenu de l’excellente soirée qu’ils avaient finalement passée avec Lola, le jour de la conférence ratée. Pour se faire pardonner, elle l’avait emmené dans son quartier, le onzième où elle vivait depuis trois ans maintenant. Ils étaient allés dans un café-concert où elle allait souvent et y avaient écouté un groupe de rock inconnu mais vraiment bien. Ça lui avait beaucoup plu. Ensuite, ils avaient dîné en terrasse dans une brasserie réputée pour son tartare à tomber, coupé au couteau comme son frère aimait. Ils avaient discuté à bâtons rompus, s’étaient beaucoup contredits naturellement, avaient ri aussi et beaucoup bu, beaucoup trop. Tellement que Pauly avait dormi chez Lola.  Dans son antre de fille complètement décomplexée, comme il le nommait. Un grand studio au dernier étage d’un immeuble Louis Philippe, que Pascal, un copain de lycée de Paul-Ely, qui avait en gestion une agence immobilière sur Paris, lui avait déniché. C’était sale et vieux et il n’y avait pas de salle de bain. La vieille dame qui y avait vécu pendant quarante ans venait d’y mourir et la propriétaire, qui vivait à l’étranger, ne voulait pas entendre parler de travaux. Exactement ce qu’il recherchait pour Lola.

Julot, Léo, Vivi, Lola, Babeth avaient tout retapé. Même Pauly, avait mis la main à la pâte. En trois semaines, ça avait été plié. Murs, plafonds, sols, cuisine américaine et salle de bain, tout y était passé. C’était basique mais bien. Quarante-six mètres carrés, en sous-pente, vue sur les toits, plein ouest, avec deux minuscules balconnets en zinc, ascenseur, digicode et même une cour commune pour garer son scooter. Le paradis à seulement quatre cent quatre-vingt euros ! Inespéré évidemment pour le quartier. Lola au fil du temps en avait fait un lieu exquis. A la fois chaleureux et épuré, sobre et pourtant un peu bordelo-organisé (et ça, c’était un vrai mot composé qui ajoutait…), original avec les divers matériaux et objets qu’elle récupérait çà et là, dans les salons, au bureau, chez des clients… Son lit par exemple qu’elle avait entouré de cloisons en plexi rouge, style vitres anciennes gondolées, ou sa salle de bain qui avait une boule à facettes à diodes en guise de plafonnier…

Pauly avait patienté ainsi en attendant que miss tartinade double couche de détails eut parachever son décorum. En pensant à sa Lola et à la force de vie incroyable qui émanait d’elle tout le temps. A son originalité, à ses capacités, à ses talents, à sa générosité d’âme aussi… Quoiqu’elle scande le contraire.

    Et donc…

Ah voilà, nous y étions, les esprits de chacun revinrent dans la cuisine pour écouter la chute. 

    … Tenez-vous bien, son nom complet, dans l’ordre, c’est…

Elle énuméra distinctement et fièrement :

     Aimée Marius Ange Casanova ! La première chose que je me suis dite c’est que ça aurait plu à Maman !

    Tu m’étonnes… confirma Julot.

    Sérieux, demanda Lola, le mec il s’appelle vraiment Aimée Casanova ? Putain, mais les parents y pensent à quoi ?

    Oui, enfin, lui, il utilise son second prénom en premier, ça allège un peu, c’est vrai. Ça fait Marius Casanova. C’est joli dans le fond…

    Elle est partie ! Et Vivienne Casanova, ça sonne bien, c’est ça la deuxième étape ? s’esclaffa Pauly en la bousculant gentiment de la hanche.    Mais celle-là est vraiment amoureuse, on dirait… titilla Julot.

    L’autre aussi mais c’est moins visible, se régala Pauly.

    Paul-Ely, tu m’énerves, si tu savais à quel point… Je vous dis que non ! C’est un petit con arriviste que je croise dans des réunions à rallonges et avec qui je poireaute des heures dans des banlieues miteuses, c’est tout !

    Mais il a un beau petit fessier… susurra Vivi.

    Un putain de joli petit fessier, tu veux dire !

    C’est vraiment dommage, Lola, que tu ne te serves pas de tous les synonymes existants dans la langue française pour remplacer ce mot abject que tu emploies à toutes les sauces…, ne put se contenir Pauly.

    Peut-être mais je ne suis pas amoureuse !

Vivi lui remit une mèche derrière l’oreille.

    Et quand bien même ? Ce ne serait pas la fin du monde, tu sais ?

    Bon, vous me lâchez, c’est bon ! En plus, c’est pas moi le sujet, je vous rappelle, c’est le nouveau chéri de Vivi qui va nous refaire toute la baraque à l’œil. Enfin, si elle s’y prend bien…

Elle prit son verre de la main gauche et brailla :

    A eux et aux paiements en nature !

    Aux paiements en nature !

Vivi avait légèrement rosi.

    Mon dieu, ce que tu es bête… Allez à table, le confit va être tout sec !

 



[1] 1907-2012, l’un des plus célèbres architectes brésiliens. Son œuvre, qui s'inscrit étroitement dans le mouvement du style international, tient une place majeure dans l'histoire de l'architecture moderne.

 

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