Sacha Stellie; le choix des tricheurs; feelgood book; idée lecture;

Chapitre 9 - La base psychologique

 

Limoges, Avril 1995

 

  Café ou thé ?

— Je vais prendre un café, s'il vous plaît, me hâtai-je de répondre le plus chaleureusement du monde.

— Oui, un café, ce sera très bien, ajouta Lorraine pas encore très bien réveillée.

— Il y a des croissants, du pain frais que je viens juste d'aller chercher, du lait, de la confiture maison et du jus d'orange. Le café est là... Voilà Mesdemoiselles, je pense qu'il ne vous manque rien. Bon appétit !

 

C'était une belle femme, élégante, soignée, affichant un apparent calme malgré l'agitation qui avait déjà régné dans l'enceinte de sa maison. Elle portait un petit chemisier à fleurs discrètes, une jupe mi-longue, de sages escarpins bleu marine et un discret collier de perles ivoire. Tout était parfait sur cette table. La nappe était d'un blanc immaculé, parfaitement repassée, un bouquet de fleurs des champs trônait au milieu. Le beurre était présenté dans un joli beurrier, les viennoiseries dans une corbeille recouverte d'un tissu en toile brute, le jus d'orange dans une carafe en verre blanc, le lait dans un ravissant pot en céramique et les bols en porcelaine s'accordaient, bien évidemment, aux motifs de leurs soucoupes. Un pâle rayon de soleil venait même parachever cet impeccable décor. C'était une belle maison. Une grande maison bourgeoise remplie de bibelots, de meubles chinés, de livres, de disques et de photos savamment disposés dans un désordre organisé. On devinait les rires des enfants qui y avaient grandi, les discussions interminables entre amis, les tisanes avec les voisines, les réunions dominicales de la tribu, les décisions prises au fil de la vie, les musiques découvertes, écoutées et commentées. Tout ici respirait l'esprit de famille.

 

C'était une belle famille.

La famille d'Antoine. La maison d'Antoine. La mère d'Antoine.

— Tu n’manges rien ? me demanda Lorraine en engouffrant une bouchée de croissant au beurre, les doigts luisants... Nova ? On est en retard.... Qu'est-ce qu'il y a ? Ça ne va pas ?

— On est toujours en retard, tu le sais bien. Depuis que l'on se connaît, on n’a jamais été une seule fois à l'heure... C'est comme ça, tu devrais te faire une raison. Même si on se levait deux  heures plus tôt, on trouverait le moyen d'être quand même à la bourre. Tiens, même quand on se couche pas : on est en retard ! C'est écrit.

— Ok, j'ai compris, ça va pas.

 

Non, ça n'allait pas terrible. C'était donc ça sa "base psychologique" dont il me rebattait les oreilles... Cette vision parfaite de la famille. Un mélange de liberté, d'éducation, d'échange, d'amour et de tolérance. Dosé au gramme près. L'équilibre idéal. Un poignard dans le cœur. Ce doux spectacle, qui pourtant ravirait la majorité de mes semblables, était pour moi une longue lame en acier glacé qui me transperçait lentement et m'assassinait. Je comprenais tout mieux. Qui il était, pourquoi il l'était et comment il l'était devenu. Je savais maintenant d'où venait sa force, d'où il puisait cette assurance. Ses doutes aussi.  Le luxe du doute, de l'indécision. Même ses cheveux en bataille,  il me semblait les comprendre davantage. Je l'enviais. J'avais mal. D'invisibles étaux de fer se mirent à m'enserrer les bras et de stupides larmes vinrent se nicher à la bordure de mes yeux. Je n'en avais pas de base psychologique, moi. Je ne faisais pas le poids. Je n'y arriverai pas. Je ne pourrai pas faire semblant très longtemps, je n'arriverai pas à faire face, à tenir la distance. Je ne serai pas à la hauteur....

 

Je me sentis affreusement découragée, je ne voulais plus de cet amour soudain. J'avais trop de chagrin. Et c'était parti pour la dégringolade de l'estime de soi et tout son cortège d'absurdes qualificatifs tous plus rabaissants les uns que les autres... Je me sentis minable, minuscule, inutile, empruntée, encombrante, vilaine.  Oui,  c'était  ça,  j’étais  le  vilain  petit  canard barbotant derrière la famille de cygnes majestueux. Le mouton noir. Pas à ma place. Pas en accord avec la porcelaine et le collier de perles. De trop, gênante... Du vrai chiendent  ! Je m'étais pris la réalité en pleine face hier soir lorsqu' Antoine nous avait installées dans notre chambre, Lorraine et moi. Ce petit déjeuner en était juste la confirmation.

 

La journée avait été parfaite pourtant. Nous avions visité les écoles comme prévu, avions fait notre show en bonnes petites fourmis publicitaires. Nous nous étions même permis quelques "private joke" pendant les présentations. Nous avions ingurgité un panini géant poulet-mozza vers treize heures, dans le centre de Limoges, sur un banc au soleil en faisant des prédictions astrales sur la soirée à venir. On avait joué "au fils naturel de" en regardant les passants et en buvant un café à la terrasse d'une brasserie... Ensuite, nous avions fait un peu de shopping. Je m'étais acheté pour une misère ce superbe trench en vinyle blanc seventies à souhait. Lorraine avait investi dans un porte briquet pailleté, déguisé en poisson. Puis la soirée, elle aussi, avait été parfaite, nous avions beaucoup ri tous ensemble, les cousins, les amis des cousins, les amis des amis, dans ce Pub près de la gare. Je mangeais mon Antoine des yeux tandis qu’il collait discrètement n'importe quel bout de son corps contre le mien en regardant de manière trop insistante ma bouche. J’aimais ses insistances, elles me troublaient. Nous avions été comme à  chaque fois : éloignés mais reliés.

 

Il nous avait proposé, la semaine précédente, de dormir chez lui, dans la maison familiale. C'était inespéré.

Et comme une gourde, j'avais espéré. J'avais eu tous ces jours devant moi pour me mettre à espérer. Espérer qu'il  soit disponible, espérer qu'il me présente ses parents, espérer faire partie de sa vie, espérer qu'il soit moins fuyant... Espérer...

C’est traître les espoirs. Ils permettent l’éventualité de la chute. Les miens, une fois de plus, étaient venus se fracasser contre la réalité.

Il m’avait installée dans une jolie chambre mansardée à la déco British, proposant deux lits jumeaux avec des couvre-lits à fleurs. Antoine s'était assis sur le bord du mien et avait déposé un tendre baiser sur mes lèvres en me souhaitant une douce nuit, puis avait disparu, rejoignant, j'imagine, sa chambre à lui avec tout le poids de son passé, la force de son présent et les promesses de son avenir. Anodin. Cinglant.

 

Ce matin, j'avais été présentée comme la copine de la cousine par alliance, d'on ne savait toujours pas qui, de Johnny... J'avais bien vu dans l’œil de sa mère, une certaine suspicion. Dans ses propos polis et distants, une forme de réticence. Dans ses sourires, assurément, une froideur. Un rictus qui semblait dire qu'on ne la lui fait pas, qu'elle n'est pas dupe, qu'elle connaît son fils, que je ne suis pas la première et que je ne serai pas la dernière... Que la place est déjà prise et bien prise, depuis longtemps déjà... Et qu'elle n'y peut rien si ce dernier ne respecte pas l'un des  principes fondamentaux qu'elle s’est pourtant évertuée à lui inculquer, la fidélité. Que ce n'est pas faute d'avoir essayé et rabâché. Une Maman sait. Une Maman devine. Accepte sans pour autant cautionner. Une Maman a le pouvoir de montrer son mécontentement tout en affichant un visage serein. En sourcillant presque imperceptiblement. Pour ne tromper qu'elle finalement... J'étais donc la vilaine. La tentation. L'incarnation du mal. Nous le savions toutes les deux.

 Allez les filles, on y va, vous allez être en retard comme d'hab ! lança Antoine en jetant ses clefs de voiture en l'air.

Qu'est-ce vous avez tous ce matin avec ça ? Vous êtes lourds... maugréa Lorraine en attrapant son paquet de Philipp Moris ultra Light. Je vais fumer une clope dehors, je vous attends.

 

Lorraine fumait beaucoup mais ultra light. Dans le même registre, elle aimait : les yaourts au soja, la crème 0%, les gâteaux Gerblé Pomme-noisette sans sucre aux graines et la vinaigrette allégée. Antoine était là, debout, planté face à moi. Il sortait visiblement de la douche, avait encore les cheveux humides, portait une chemise blanche moins bien repassée que la nappe, un jean large et des baskets mal lacées. Il me souriait avec toute la candeur de ses vingt-cinq ans. Il respirait la naïveté à plein nez. Il transpirait l'enthousiasme des jours heureux qui nous attendaient. Il sentait divinement bon, un parfum de cèdre et de pin légèrement iodé.

Magnifique. Il était tout simplement magnifique.

Et comme une vague de son océan, cette vision balaya tout sur son passage. Ma tristesse, ma solitude, mes déceptions, mes étaux et mon découragement.

Je repris mon arc et mes flèches et me relevai avec légèreté et bravoure comme se soulèverait une armée tout entière prête à repartir au combat.

— Bien dormi, Highlander ? me demanda-t-il la tête légèrement penchée et le sourcil à peine froncé.

— Bien dormi, Dom Quijote, merci.... lui répondis-je en lui offrant mon plus beau sourire.

 On y va ?

 

*** 

 

J'avais donc rassemblé tout mon courage et avais affronté cette deuxième journée de prosélytisme publicitaire avec brio.

Je savais que le meilleur m'attendait et je m'agrippais à cette idée comme un démon de Tasmanie à sa proie en plein désert.

Ce trench blanc semblait me porter bonheur, cela allait certainement être pénible au mois d'août mais pour l'heure, c'était plutôt confortable. Je regardais Lorraine triturer son poisson- briquet multicolore, elle aussi très satisfaite de son acquisition, pas pour les mêmes raisons. Il faisait du feu, c'était bien là sa réelle fonction. Je savais au fond de moi que c'était elle qui avait raison.

Lorsque nous sommes entrées dans ce bar vers vingt heures, j'ai tout de suite su que cette soirée allait être différente des autres. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je pressentais quelque chose d'assurément différent. C'était une petite salle toute simple, éclairée par un néon central, le comptoir était en zinc lustré, les chaises en formica jaune, les verres dépareillés et la poignée de clients présents forcément des habitués. Sur l'enseigne extérieure était inscrit "Chez Jacky" ou "Chez Jojo" ou "Chez Lulu", je ne me souviens plus exactement mais l'intitulé était de cet acabit. Johnny et Antoine nous y attendaient, accoudés au comptoir, une bière à la main, en discutant de manière véhémente avec le  patron. Le fameux Jacques, Georges ou Lucien, je présume.

Il régnait une atmosphère bruyante et presque familiale.

— Ah, voilà les plus belles ! Deux kirs pour ces demoiselles ! Non, mets-en quatre, brailla Johnny, elles ont une descente que j'aimerais pas remonter à vélo !

C'était ça, Johnny. Le pendant de ma Lorraine. Le roi de l'expression populaire, du dicton à quatre sous, de l'adage remanié à sa sauce. Il respirait la joie de vivre, la convivialité, la bonne chair et la franchise. Il était les chansons paillardes, un bréviaire à lui tout seul, président de la fédération des chanteurs Français, le bon copain de chasse et en prime, celui qui montre ses fesses en fin de soirée. Johnny parlait fort, riait fort, aimait fort et vivait fort. Une figure de style. Une rhétorique. Une fable.

Lorraine et Johnny entretenaient une relation amoureuse et épisodique, plus ou moins secrète, depuis qu'ils étaient gamins.  Ils n'en souffraient pas, ils avaient chacun de leur côté des vies bien remplies et étaient terriblement heureux de se retrouver lorsqu'ils se retrouvaient. Toujours un peu par hasard.

Antoine se contenta de me sourire et, en guise de salut, remit doucement une mèche de cheveux derrière mon oreille. Je savais cette règle de jeu. Elle me plaisait. Je répondis par un clignement d'œil appuyé, restai quelques secondes face à lui sans rien dire, esquissai un sourire tendre et complice, inspirai profondément puis lui fis volte-face en activant mon bras de Big Jim secret et changeai de visage.

... Et c'était parti ! Parti pour la fête, parti pour les kirs et les remontées à vélo, parti pour piailler avec tous les habitués, parti pour changer de disque dans l'arrière cuisine, parti pour danser là, au milieu des mégots, sous le néon qui nous filait à tous la mine blafarde, parti pour chanter fort et faux, parti pour rire aux éclats, parti pour la magie de l'instant, parti pour la boîte à souvenirs, parti pour la connerie, le n'importe quoi, parti mon Kiki !

Accélération intérieure, tourbillon de joie, explosion de vie. Johnny et Lorraine flirtaient furtivement dans un coin, Antoine se perdait en palabres avec une vague connaissance, le patron essuyait ses verres en racontant son dernier exploit de contrôle de police à qui voulait bien l'entendre et le vieux chien dormait le long de la porte. Et pendant que la buée se formait le long des vitres et que mon paquet de cigarettes se vidait, mon cœur se gonflait de bonheur.

Je pourrais tuer pour vivre de tels moments. Ils étaient des trésors absolus, des tranches d'existence que je collectionnais et rangeais avec précaution dans le tiroir à souvenirs. Nous étions bien loin de la scène de ce matin. Envolées la porcelaine de Limoges précieuse, les convenances et la charte de bonne conduite.

Ma base psychologique à moi était là. Elle était partout, là où  bien souvent on ne l'attendait pas. A l'angle d'une rue, sur le coin d'un bar, au détour d'une rencontre, peu importe. Impalpable et éphémère. Mais bien réelle. Cette idée apaisa la gifle du petit dèj. Mes yeux croisèrent ceux d'Antoine.

J'aimais ce calme constant qu'il dégageait. Même dans le tumulte de cette soirée, il affichait une sérénité convaincue, une paix profonde. Une sorte d'île secrète où le commerce n'existerait pas et où les habitants vivraient dans le total respect d'autrui. En autarcie bien sûr. Je compris à cette réflexion que j'avais exagéré sur les kirs.

Je lui souris. Chacun dans notre bout de pièce, séparés par une louchée de bons vivants qui se dandinaient sur les carreaux de ciment mouchetés, on se fixait. On se parla du regard un long moment.

Oh, mon Antoine, comme je suis heureuse à cet instant précis. J'aime ce formica, ce Lulu ou Georges ou Jacky peu importe, ma Lorraine qui tente un rock avec Johnny, ta chemise débraillée, ta bouche que je meurs d'envie de croquer... Elle est belle ta bouche, tes lèvres sont gourmandes, charnues, tendres, elles ont le goût du sel. Toujours. Comme le contour des verres de margaritas. Tiens, je boirais bien une Tequila. Je ne sais pas si y'a ça, ici, doit pas y avoir de citron de toute façon...

Qu'est-ce que tu me plais. C'est fou comme tu me plais. Tout me plaît. Il y a souvent un truc qui me dérange chez les autres, mais là rien. J'aime tout. Dix ans de ma vie pour finir la nuit avec toi. N'importe où, je m’en fous, mais avec toi. Pour sentir ta peau… Oh, j'adore cette chanson, 100% guimauve, "Heartbreaker" pile pour moi, je crois que c'est Dione Warwick ou Diane, je sais plus, ça doit dater de mon année de naissance, au moins ! J'aimerais bien danser ce slow avec toi, là, maintenant, tout de suite. Tu t'avancerais lentement vers moi, je me collerais tout contre toi,  et on danserait là, tous les deux, au milieu de ce chaos, pour le reste de l'éternité. Heu, non... y'a une merde dans ma phrase, l'éternité c'est infini pauvre nouille. "Le reste de l'éternité" ! Championne du monde et des alentours ! Bon, allons pour l'éternité tout court. On est des Highlanders après tout. C'est pas donné à tout le monde, je crois que....

— On y va ?

Il était là, devant moi, à un mètre.

Sa question me sortit de mes rêveries. Je me rassemblai vite fait, me ressaisis fissa. Enfin, j'essayai.

Silence. Je marquai volontairement un temps de pause.

C'est bien de faire ça. C'est pas facile, faut s'entraîner un peu, mais c'est bien. Ça donne une certaine valeur aux moments. Dans les films, c'est une technique toujours employée par les metteurs en scène. Il suffit de l'appliquer dans la vraie vie. Et ça marche.  Ça rend les choses plus belles, les émotions plus vives, les souvenirs plus puissants. Je m'y applique. Et puis la vie, elle n’est pas si terrible que ça, ça vaut bien la peine de lui filer un petit coup de pouce pour la rendre un peu plus douce, plus jolie. Scénariser sa vie ça s'appelle. J'assume.

 

Je laissai passer trois secondes donc.

Puis je répondis avec un aplomb convainquant :

— On y va.

Je ne savais pas où nous allions, mais ce que je savais, c'est que c'était une vraie question. Le genre de "On y va ?" qui ne conduisait pas juste à la maison au lit après la soirée. De toute façon, nous n'avions pas de maison... Non, il s'agissait d'un "On y va ?" capable de mener jusqu'au bout de la terre. Je le savais. Je l'avais lu dans son regard. D'où le temps de pause nécessaire. Pour la beauté du souvenir plus tard.

 

Nous y allions donc...

 


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Chapitre 61 : Le fardeau

 

"Contre toute attente, cette visite éclair porta ses fruits. Mais pas tout de suite.

 Avant il fallut que je regagne Paris, le cœur comme une mise en plis qui aurait pris la flotte.

 

Je fis l’erreur d’aller en premier rendre visite à mon père. Je le trouvai seul sur son canapé faussement médusé par une émission sur canal plus. Je l’embrassai sans qu’il ne bouge. Il me salua d’un vague Ah, c’est toi ?… Oui c’était moi. Comme si ce n’était nullement étonnant. Il était vrai que je ne vivais qu’à cinq cents kilomètres de là, il n’y avait donc rien de surprenant à ce que je débarque comme cela, à l’improviste… Je m’assis du bout des fesses sur un autre fauteuil, tout près de lui, les coudes sur mes genoux. Je le regardai. Ses traits étaient tirés, ses yeux éteints, sa chemise chiffonnée par, je supposais, une longue série d’embouteillages. Lui, continuait de fixer l’écran. Moi aussi, j’étais rincée par la route. J’avais une colonie d’abeilles dans les oreilles qui me faisaient payer chèrement le prix du volume trop élevé de l’autoradio pendant le trajet. J’essayai d’établir un contact. Et comment s’était passée cette journée ? … Où en était-il avec le nouveau catalogue qu’il avait tant de mal à boucler ? Ah, tiens au fait, J’avais eu Daniel en ligne cette semaine… Et puis, j’étais contente, j’étais responsable d’un nouveau budget dans mon agence… Je m’occupais des prises de vues, c’était chouette… Il répondait vaguement par onomatopées à peine audibles. Je poursuivais mon non-échange. Avait-il dîné ? Voulait-il qu’on aille manger quelque part tous les deux ? Non… Il n’avait pas faim…

 

Mon père dans ce pavillon de banlieue en meulière était un être proche de l’état végétatif. C’était navrant. Et malgré tout l’amour que je lui portais, je n’avais aucun pouvoir pour le sortir de ce semi-coma.  Il fallait que ça passe. C’était bien plus qu’un chagrin d’amour. C’était une déception sur la vie. Une trahison. Encore une. Celle de trop. La troisième. Sa mère, tout d’abord, qui, à ses quatorze ans, quitta le domicile conjugal et qu’il ne revit jamais. La mienne, ensuite, qui avait pris le large, il y avait plus de vingt ans maintenant. Et à présent, sa nouvelle femme qui était partie avec l’ami de la famille... Un abonné aux abandons. J’en étais malade de le voir se ronger ainsi… Malade. C’était insupportable de lire sa douleur. D’assister à ce massacre intérieur sans être capable de lui venir en aide. Un soir, alors que je m’inquiétais pour lui… Que j’essayais de discuter, de comprendre ce qu’il ressentait réellement, qu’il le verbalise… Que ça sorte… Alors que je le torturais de questions, il avait fini par lâcher : "Oh, tu sais, moi, la psychologie féminine, j’ai décidé d’arrêter définitivement".
—  Définitivement ?... Dommage, Papa, tu as une fille…
—  … Oui, dommage…. avait-il soupiré.
Avec cette réponse, je m’étais pris le plat d’une pelle en pleine tronche.
Voilà où nous en étions donc, lui et moi. Je quémandais, il distillait au compte-goutte des bribes de présence. Cela devait être écrit. Et je devais me complaire dans ce type de relation pour y rester et persévérer.
Tout comme avec Antoine, j’étais la demandeuse. Tout comme avec Antoine, je m’évertuais à essayer de me faire aimer. C’était décourageant. Ce soir-là, j’abandonnai. Fatiguée de ces situations répétitives. J’ouvris un frigo sinistré et improvisai une salade que je lui servis sur un plateau, devant sa télé. Un plateau beige, en imitation bois, version cantine, aussi triste que lui. On passa la soirée dans ce vide navrant et un silence tentaculaire.
J’allai me coucher bien avant lui, posai un dernier baiser sur sa joue, sans plus de réaction qu’à mon arrivée. Je ne parvins pas à trouver le sommeil, repassant en boucle la bande image de ma nuit précédente. Sans y trouver ni réconfort ni lueur d’espoir. Mon père, de son côté écuma les programmes de toutes les chaînes. Je l’entendis fermer la porte de sa chambre très tard. Trop tard pour aller bien. J’aurais tant aimé pouvoir lui parler.  Lui raconter. Lui demander ce qu’il en pensait… J’aurais pris tous les conseils balancés même à la va-vite entre deux émissions lobotomisantes. Même les plus défaitistes, les plus sombres, les plus moralisateurs. J’aurais juste voulu qu’il s’intéresse à moi.  Me sentir moins seule, moins inutile, moins encombrante.  J’aurais tant eu besoin d’aide moi aussi…
Qu’ils étaient durs les hommes que j’aimais. Qu’ils étaient sévères. Cruels. Rétifs. Pensaient-ils vraiment que j’étais si forte ? N’auraient-ils pas pu montrer davantage de bienveillance à mon égard ? Une fois, juste une fois.
Au réveil, j’hésitai à décrocher le téléphone. Je savais qu’Antoine était à son bureau le samedi matin. Je me ravisai. Je n’y aurais rien gagné. Je me serais juste enlisée.
J’abandonnai mon père à son deuil et allai affronter une autre forme de mal-être, celui de ma mère. Différent. Plus loquace, plus visible, plus installé. Plus dans la colère et la destruction. On grignota un feuilleté au saumon autour d’un rosé de Loire trop sucré choisi pour son faible prix. Elle me confia sa fatigue, ses rancœurs, ses psychotropes. Je lui narrai l’épisode raté de ma virée limousine. Les flics, la pluie, le chanteur espagnol, le désintérêt d’Antoine, ma frustration, mes peurs. Ça fit l’effet d’une bombe, une aubaine pour déverser sa haine. Elle le lapida.  Il fut cagoulé, traîné par une douzaine d’hommes, ligoté à un poteau puis fusillé sur le champ.
Je restai là, muette, sur ma chaise en paille toute chancelante, abasourdie par ce spectacle sanglant. Étonnée de réussir à l’être encore de ses réactions si violentes. Ma mère était la championne du monde pour montrer patte blanche, inspirer la confidence et la seconde qui suivait, planter un couteau dans le dos. Je m’étais encore fait avoir. Une fois de plus. La bête était lâchée, plus rien ne pouvait l’arrêter. Je regrettai amèrement de m’être épanchée et j’attendis impassible que l’orage passe. Quand elle en eût terminé avec lui, ce fut au tour de sa voisine que l’on amena elle aussi sur la place publique. Le même châtiment lui fut administré, sans appel. Vinrent ensuite deux de ses collègues, pas mieux lotis.  Puis une ex-amie, écartelée, le mari de je ne compris pas qui, décapité et le vigile de la supérette fut pendu haut et court. Mon père se prit une centaine de coups de fouet au passage. Le massacre se propagea jusqu’en Bretagne puis elle partit chercher de nouvelles cibles en farfouinant dans un sordide passé. Et il y avait de quoi faire. Un père alcoolique qui dépensait au bistro toute la paie d’une mère courage garde-barrière, une enfance dans une cahute en terre battue… Le manque, la faim, le froid, la peur… Et cette malle qu’elle cloua de ses propres mains à ses quatorze ans où elle entassa toutes les affaires de son géniteur en lui ordonnant de disparaître à jamais. Pour sûr, de la matière, il y en avait. Je savais parfaitement quelles seraient les prochaines victimes. C’en était trop. Je me dépêchai de vider ma tasse de café soluble. Je ne voulais pas entendre une énième fois combien Pépoche et Manoushka m’avaient volée à elle. Combien elle avait souffert… Combien ils avaient été injustes… Je voulais me sauver avant même d’entendre les premiers chefs d’accusation. C’était un procès sans avocat. Sans juré. Ce n’était même pas un procès d’ailleurs. Juste une condamnation. La redif. Je regardai ma montre et prétextai un rendez-vous fictif avec Lou… Mais, tu pars déjà ? Oui, je partais déjà Maman…
Bien sûr que je partais. Tu resterais, toi ? Tu resterais là, sans rien dire à te faire saccager l’âme ? Tu es si cinglante, tellement blessante. Tu ne vois pas le mal que tu me fais ? Tu ne te rends pas compte que tu me déchiquètes depuis que je suis arrivée ? Tu ne devines donc pas combien j’aurais eu besoin de douceur, moi aussi ? Une Maman, c’est censé voir, non ? C’est censé apaiser, protéger, cajoler, rassurer... Tu ne sens pas mon désespoir, mon cœur souillon, mes idées guenilles ? Et mes yeux, mes grands yeux gris que tu dis trouver si expressifs, ne vois-tu donc pas combien ils sont tristes ? Non, tu ne voyais plus rien… Ma Maman aveuglée par ses douleurs et ses angoisses. Étouffée par sa bile haineuse.
Mais je ne dis rien… Je l’embrassai avec tendresse en lui demandant de prendre soin d’elle… Je la pris dans mes bras et la gardai un instant tout contre moi. Je la sentis toute fragile sous mon étreinte, presque tremblante. Ma culpabilité se mêla à ma peine. Mais que pouvais- je bien faire ? Il fallait que je sauve ma peau moi aussi. Je refusai qu’elle m’emmène dans son naufrage. Et le naufrage arrivait… Comme une marée montante. Cette femme autrefois si solide, si brillante, si combative se disloquait, s’effritait au fil des mois. Mais que pouvais-je réellement faire ? On ne pouvait pas aider quelqu’un qui vous empêche de le faire. Était-ce mon rôle ? Était-ce cela la vie ? Naître d’un couple qui ne s’aimait déjà plus et grandir avec un autre ? Connaître les plus belles années de sa vie avec des gens aimants et protecteurs, se construire ailleurs en occultant d’où l’on vient pour étouffer cette honte si douloureuse d’avoir été rejetée. Bannie. Exilée. Pour au final quoi ? Être arrachée à eux, cinq ans plus tard ? Croire que la vie s’arrête tant la douleur est insoutenable. Arriver à l’espérer même… Apprendre à vivre avec ça, se relever, en boitillant mais continuer. Et puis attendre. Attendre et encore attendre. Attendre d’être grande et libre. Et le jour enfin venu, récupérer le fardeau de ces vies ratées ?
Non, je n’étais pas certaine de le vouloir. Encore moins d’en être capable. Je n’en voulais à personne dans l’histoire… J’aurais seulement aimé que l’on me laisse en paix afin que je puisse vivre enfin Ma vie à moi. Je n’avais pas le pouvoir de réparer les erreurs de parcours, les mauvais choix, les sorties de route. Je n’avais pas la carrure. Vraiment pas.
Je remis en place une de ses mèches blondes vénitiennes, l’accrochai derrière son oreille, regardai ses jolies taches de rousseur, ses yeux marron, profonds et embués. Las. Elle sentait bon le chèvrefeuille, ma brindille de Maman.
Je l’aimais aussi fort que je devais la fuir. Je l’abandonnai à ses marécages et à sa solitude, la laissant me faire des signes sur le pas de sa maisonnette. Je fis un peu l’andouille en sautillant dans l’allée histoire de lui arracher un dernier sourire avant de la quitter. Pour noyer ma lâcheté dans sa fierté. Sa fille, si drôle, si vivante…
On ne pouvait pas toujours courir plus vite que les avalanches… Je m’effondrai sur le siège chiné de ma Supercinq. Je vis le ticket du péage de la veille qui traînait sur le tableau de bord, ma gorge me fit mal, mes bras aussi. Un match de basket ! Voilà ce que je valais. Moins qu’un match de basket.
Je fondis en larmes. Je n’y arriverai pas…
Mais où allais-je dans cette vie ? Y avait-il quelqu’un sur cette terre qui allait m’aider et me le dire ?"

 

Chapitre 90 : Le prince noir

 

[…]

Plus tard, les yeux brillants, il la regarde rajuster sa jupe avec dignité et maîtrise. Il lui ôte un brin de paille prisonnier de ses mèches blondes, lui sourit tendrement.

— Quoi ? lâche-t-elle arrogante.

— Ma douce évidence...

— Il ne faut pas, Sir.

— Ma Constance...

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Tout, je crois. Et rien. Comme vous.

— Quand, à nouveau, disparaîtrez-vous ?

— Au printemps. Mais pour la renaissance cette fois. Souvenez-vous en bien, vous ne pourrez pas lutter, je vais vous chavirer.

Elle le regarde s'éloigner.

 

Forcément. Oui forcément. Forcément, il allait y avoir un problème. Un énorme et incontournable problème.

Il avait un Everest à grimper et elle, une forteresse à démembrer. Les chemins étaient encore longs. Et à sens contraire. Comme toujours. Jamais au bon moment, jamais en phase, mais toujours ensemble, jamais séparés. Leurs routes ne faisaient que se croiser, inlassablement. Leurs mains ne parvenaient jamais vraiment à se lâcher. Et impossible de refermer le livre.

Elle avait cru qu’elle pourrait vivre sans. Pas sans lui mais sans ces souffles de vie. Comment allait-elle faire pour ignorer ça ? Pouvait-on revenir en arrière ? S’en priver ?

Elle avait décidé de ne plus accorder la première place à l’amour dans  sa vie.  Cette décision  n’avait  pas  été  si  compliquée  à prendre finalement. Même si cela était à l’opposé de son essence. Elle l’avait prise seule. Sciemment. En analysant tous les paramètres. Et ne l’avait dit à personne. A personne. C’était juste entre elle et elle. Cela ne pouvait se confier. A personne. Ou à lui, peut-être... Mais lui n’avait pas été là. Elle l’avait appelé, appelé à l’aide plusieurs fois. Sans réponse. Elle avait dû décider seule. Comme toujours. Ce qui n’avait pas été difficile, c’était qu’il n’y avait eu personne dans la prairie voisine. Ce concept d’herbe qui était plus verte ailleurs, elle en était revenue.

Évidemment, si un somptueux taureau l’avait suppliée de franchir le barbelé, ça aurait été une autre affaire. Mais elle ne voyait que des veaux inanimés en train de paître le regard impavide.

Alors, elle avait décidé ça. Une existence travail, entourée d’amis, et d’amoureux-confort qui passaient de temps en temps, sans conséquence, sans enjeu ni danger. Elle s’en accommodait. Tout s’en va, si on n’en prend pas soin ou si on y travaille. Le désir aussi. Le sien après beaucoup d’efforts s’était vu étouffé comme un vieux feu moribond. Sans pour autant qu’elle n’ait froid. Sa force psychologique était bien au-delà de la moyenne, sa capacité d’auto persuasion, affolante.

 

Et puis le Prince Noir était revenu.

A qui d’autre aurait-elle accepté d’ouvrir cette porte ?

 

Oui, à qui d’autre ?

 

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